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L’émergence des émotions dans les sciences psychologiques

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Psychologie cognitive

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Université Lumière-Lyon-II

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L’Atelier du Centre de

recherches historiques

Revue électronique du CRH

####### 16 | 2016 :

####### Histoire intellectuelle des émotions, de l’Antiquité à nos jours

Épistémologie et psychologie des émotions

L’émergence des émotions dans

les sciences psychologiques

BERNARD RIMÉ

####### Résumés

Français English Les sciences psychologiques ont précédé les autres disciplines en matière d’étude des émotions. Depuis la fin du dix-neuvième siècle, un intérêt à la fois marginal et continuel s’y est manifesté pour cette question. L’article passe en revue les différents courants de recherche qui ont contribué à l’établissement d’une culture commune au sein des échanges internationaux dans ce champ disciplinaire. Ces courants sont au nombre de trois. Le courant biologique est le plus ancien. Inspiré de la théorie de l’évolution, il conçoit les émotions comme des dispositifs biologiques adaptatifs résultant de l’histoire des espèces. L’approche physiologique de l’émotion constitue un deuxième courant, qui s’est centré l’examen des modifications corporelles de l’émotion. Ce courant est à la source de l’étude neuropsychologique contemporaine des émotions. Enfin, un courant cognitiviste apparu plus tardivement aborde l’ensemble des processus mentaux impliqués, avec un intérêt particulier pour le rôle des processus cognitifs dans le déclenchement de l’émotion.

Psychological sciences have preceded the other disciplines in the study of emotions. Since the late nineteenth century, a marginal but continuous interest for that matter was manifested. The article reviews the various streams of research that contributed to establish a shared culture among scholars involved in international exchanges in this disciplinary field. These currents are three in number. The oldest one is the biological approach. Inspired by evolutional theory, it views emotions as adaptive biological systems resulting from the history of species. The physiological approach to emotion centered on the examination of bodily changes in emotion constituted a second major research stream that progressively evolved toward the current

neuropsychological study of emotions. Finally, much later in time, a cognitive perspective later addressed all the mental processes involved, with a particular accent upon the role played by cognitive processes in triggering emotions.

####### Entrées d’index

Mots-clés : émotion, sciences psychologiques sciences, biologie, physiologie, cognition Keywords : emotion, psychological sciences, biology, physiology, cognition

####### Texte intégral

Avant-propos

L’exposé qui va suivre se propose d’effectuer un tour d’horizon des courants de pensée qui sont à l’origine de la vision communément adoptée à propos des émotions de nos jours dans les sciences psychologiques. Dans ce champ disciplinaire, l’étude de l’émotion a constitué un souci constant dès le début de son développement, que l’on situe généralement dans les dernières décennies du dix-neuvième siècle. D’une manière marginale mais régulière, des chercheurs en psychologie, en sciences du comportement, en psychophysiologie, en psychologie cognitive et en psychologie sociale notamment ont contribué à la construction progressive d’un ensemble de concepts qui permettent aujourd’hui de tenir un discours scientifique sur ce que représentent les émotions chez l’être humain et chez l’animal. Les années 1960 et 1970 ont été le cadre de progrès théoriques importants. L’évolution conceptuelle qui en a résulté a probablement joué un rôle causal dans le mouvement fédérateur qui s’est constitué au cours des années 1980 parmi les chercheurs engagés en cette matière. Ainsi, en 1985, ils ont mis en œuvre une Société Internationale de Recherches sur l’Emotion à laquelle ils ont donné une vocation interdisciplinaire. Ses membres, au nombre de quelques dizaines au départ et principalement liés aux sciences psychologiques, se comptent aujourd’hui par centaines et représentent de très nombreuses disciplines scientifiques. Plusieurs périodiques scientifiques essentiellement consacrés à l’étude de l’émotion ont ensuite rapidement vu le jour. L’essor qui s’est ainsi manifesté en cette matière au sein des sciences psychologiques a précédé de peu un essor analogue qui s’est manifesté dans la plupart des disciplines de sciences humaines. Ainsi, les philosophes, les économistes, les historiens, les littéraires, les anthropologues, les sociologues et bien d’autres encore développent désormais l’étude de l’émotion selon la perspective de leur champ propre. Mais quand il s’agit de situer ou de resituer leur objet, les auteurs de ces disciplines font généralement appel aux concepts qui ont été développés par les sciences psychologiques. Ainsi par exemple, aucun auteur ne peut se passer de la notion d’évaluation – développée en psychologie des émotions à partir de 1960 sous le vocable anglais d’ appraisal – quand il s’agit des conditions déterminantes des émotions. Aucun ne peut se passer de ce que l’on sait ou de ce dont on débat en psychologie à propos du visage dans l’émotion quand il s’agit de la question de l’expression émotionnelle. Les sciences psychologiques proposent à propos des émotions un socle qui, pour n’être pas toujours univoque, fournit néanmoins des balises indispensables à tous les chercheurs concernés. Il peut donc être intéressant de revenir de manière synthétique sur l’histoire des courants qui ont contribué à élaborer ce socle au cours des cent et quelques années que compte la psychologie des émotions. C’est donc l’objet de cet article.

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Le courant biopsychologique

évolutionniste

Darwin et l’expression des émotions

particulier pour le rôle des processus cognitifs dans le déclenchement de l’émotion.

L’ouvrage de Charles Darwin sur L’expression des émotions chez l’homme et les animaux (1872) a constitué le point de départ de l’étude scientifique de l’émotion. Pour Darwin, rendre compte d’une question aussi délicate que celle des émotions au moyen de la théorie de l’évolution représentait un défi qu’il avait très à cœur de relever. Il s’est attaché à établir la manière dont les expressions émotionnelles ont émergé graduellement au cours de l’évolution pour prendre ensuite racine dans l’innéité. Son ouvrage déborde d’observations sur la manière dont les enfants, les animaux, les malades mentaux et même les « indigènes » de pays éloignés expriment leurs émotions. Il concluait à l’existence d’un nombre limité d’émotions distinctes. Celles-ci trouveraient leur origine dans l’évolution et se présenteraient donc de manière analogue dans toutes les cultures. Les manifestations faciales et posturales qui les caractérisent auraient rempli des fonctions utiles au regard de la survie. Ainsi, dans la surprise, l’ouverture des yeux et la fixité du regard auraient facilité la détection et l’identification des événements inattendus. Dans le chagrin, les larmes auraient lubrifié les globes oculaires lors de leur trop forte compression au moment de pousser des cris de détresse. Les automatismes fonctionnels sont ainsi mis au centre de l’étude de l’émotion.

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De l’ouvrage de Darwin, on retiendra surtout sept thèses qui découlent de son analyse évolutionnaire de l’émotion et qui inspireront largement l’étude scientifique de l’émotion et de l’expression plus tard. La première thèse est celle de l’innéité de l’émotion. Puisqu’elle l’émotion résulte de l’évolution, elle ferait partie du bagage adaptatif de l’individu dès la naissance. La deuxième thèse avance la notion de continuité phylogénétique. Les manifestations émotionnelles qui caractérisent l’être humain seraient en continuité relative avec celles des espèces qui s’en rapprochent. Il n’y aurait donc pas de rupture de continuité entre les expressions émotionnelles des primates et celles des humains. La troisième thèse concerne les catégories d’émotion. Selon cette notion, l’être humain serait équipé de huit types d’émotions discrètes : (1) souffrances et pleurs ; (2) abattement, chagrin, anxiété ; (3) joie et gaieté ; (4) réflexion, mauvaise humeur, bouderie ; (5) haine et colère ; (6) mépris, dégoût ; (7) surprise, étonnement, crainte, horreur ; (8) honte, timidité, rougeur. Chacune de ces émotions répondrait à des circonstances particulières de déclenchement ; à chacune correspondrait une expression faciale caractéristique. La quatrième thèse est celle des expressions analysables. Le visage comporte des muscles en grand nombre et chaque expression émotionnelle pourrait être analysée et indicée selon les unités musculaires qu’elle y met en œuvre. Une cinquième thèse concerne la communication sociale de l’émotion. Puisqu’une liaison spécifique s’établit entre chaque catégorie d’émotion et une expression faciale donnée, l’observation d’un individu en état d’émotion informerait automatiquement sur la nature de cet état. La sixième thèse établit l’universalité de l’expression. Puisqu’elles résultent de l’histoire des espèces, les émotions et leurs manifestations visibles seraient nécessairement les mêmes dans

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Le courant néo-darwinien

toutes les cultures. Enfin, la dernière thèse concerne l’impact de l’expression sur l’expérience subjective de l’émotion : « le simple acte de simuler une expression tend à la faire naître dans notre esprit ». Cette idée a par la suite occupé une place importante dans l’étude psychologique des émotions et elle y a trouvé un soutien empirique important. Ces différentes propositions constituent une véritable mine pour l’étude scientifique de l’émotion et de l’expression. Cependant, elles n’auront cependant guère de portée à cette époque et elles tomberont dans l’oubli. Elles trouveront leur véritable écho en psychologie un siècle plus tard seulement.

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Auteur d’un important ouvrage intitulé Affect, Imagery, Consciousness , Silvan Tomkins (1962), professeur au Département de Psychologie de Princeton et théoricien de la personnalité, a développé à son tour une théorie fondée sur la construction, au cours de l’évolution, d’un ensemble limité d’émotions distinctes. Comme Darwin, Tomkins conçoit les émotions comme des systèmes automatiques d’assistance à la survie qui font partie du bagage génétique de l’espèce. Á une époque où les théories psychologiques de la motivation s’appuyaient unanimement sur la notion de besoin, cet auteur affirmait que les besoins ne disposent pas de la puissance nécessaire pour motiver l’organisme. Ainsi, disait-il, si on empêche soudain une personne de respirer, celle-ci manifestera la panique et se débattra. Les psychologues diront que c’est le besoin d’oxygène qui déclenche ces réponses. Mais pour Tomkins, la panique résulte en fait de la brusquerie de l’assaut. Si la privation d’oxygène intervient lentement, il n’y aura pas de panique. Ainsi, lors des premiers vols aériens à haute altitude, les pilotes qui négligeaient de porter leur masque à oxygène étaient saisis d’euphorie et mourraient le sourire aux lèvres.

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Selon Tomkins, pour survivre, l’organisme doit nécessairement disposer d’un système d’amplification des signaux qui requièrent un passage à l’action. C’est là selon lui le rôle des émotions. Ainsi, dans le sursaut en réaction à un bruit soudain, l’émotion active, maintient, amplifie, et étend la durée et l’impact du signal extérieur. Les émotions constituent donc de puissants signaux adaptatifs qui prennent la forme de réponses musculaires, vasculaires et glandulaires. Une fois produites, ces réponses engendrent des rétroactions sensorielles qui déterminent l’expérience subjective de l’émotion et seront donc perçues comme agréables ou désagréables. Tomkins distingue ainsi neuf émotions ou « programmes d’affects » innés qui ont leur siège dans les zones sous-corticales du cerveau. Quand l’un de ces programmes est activé, ses manifestations envahissent instantanément l’organisme, mais c’est au niveau du visage que se produit la différenciation des affects. Chaque affect se caractérise par des manifestations faciales typiques. Ces manifestations différenciées sont également à la source de l’expérience émotionnelle subjective. Comme Darwin, Tomkins considère en effet que l’expérience subjective résulte de rétroactions des muscles faciaux vers le cortex cérébral. L’expérience subjective de l’émotion, c’est donc la prise de conscience des modifications faciales.

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Selon Tomkins, les systèmes qui déclenchent l’émotion doivent être non spécifiques. Pour être utile, un programme d’affect doit pouvoir répondre à une large variété d’événements extérieurs. L’organisme doit être sensible à la fois à tout ce qui est nouveau, à tout ce qui n’est pas optimal et se prolonge, ainsi qu’à tout ce qui cesse. Le déclencheur de l’affect serait constitué par la pente de la stimulation afférente qui peut prendre trois formes différentes : la stimulation croissante , qui selon sa pente peut

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Les réponses physiologiques d’urgence

Le rôle des structures sous-corticales

d’adaptation. Il les décrit comme des phénomènes parasitaires qui plongent l’organisme dans un état chaotique et dont on aurait intérêt se débarrasser. Ils seraient surtout propres aux enfants et tendraient à disparaître chez les adultes. Watson fut ainsi à l’origine d’une idée qui hantera la littérature psychologique pendant plusieurs décennies: celle selon laquelle l’état émotionnel ne serait qu’un indicateur de la désorganisation ou du bouleversement des réponses de l’individu dans des circonstances problématiques pour lui. Selon son point de vue, l’étude de l’émotion relevait de la physiologie plutôt que de la psychologie. Ces prises de position eurent pour effet de bloquer l’évolution de l’étude psychologique de l’émotion pendant longtemps.

Après Watson, la parole en matière d’émotion sera donc laissée aux seuls physiologistes. Walter Cannon, professeur de physiologie à Harvard et lui-même physiologiste de la digestion au départ, devint le promoteur de ce courant après qu’il eut constaté qu’une condition émotionnelle entraîne automatiquement l’arrêt des fonctions digestives. Ses travaux à ce sujet le conduiront à énoncer dès 1915 la théorie homéostatique de l’émotion (Cannon, 1915/1929). Celle-ci conférait à l’émotion le statut d’un système de mise en alerte physiologique de l’organisme. En temps ordinaire l’organisme assure son approvisionnement en énergie. En cas de menace ou de péril, ce processus routinier est brusquement suspendu à la fois par une décharge du système nerveux sympathique et par une libération d’adrénaline dans le flux sanguin. Ces deux dispositifs activent les réactions d’urgence, avec des modifications périphériques majeures comme l’accélération des rythmes cardiaque et respiratoire, l’augmentation de la pression sanguine, ou l’augmentation des transporteurs d’oxygène dans le flux sanguin. Tous ces changements ont pour finalité de soutenir le déploiement d’une activité musculaire importante, comme l’attaque ou la fuite. Selon Cannon (1915/1929), ces changements se manifestent dans tous les types d’émotions. Comme ses travaux portaient sur des animaux, leur portée explicative pour les émotions humaines est limitée. Mais ils ont permis à l’émotion de retrouver sa place au sein des processus de l’adaptation. L’ouvrage que Cannon a publié en 1932 sous le titre La sagesse du corps ne laissait aucun doute à ce sujet.

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La théorie homéostatique avait décrit les manifestations périphériques de l’émotion mais elle avait laissé ouverte la question des mécanismes nerveux en cause. Il s’agissait donc de déterminer comment le système nerveux assure le déclenchement de l’émotion. La psychologie scientifique naissante telle qu’elle avait notamment été initiée par Wilhem Wundt à Leipzig (Wundt, 1903), voyait dans les émotions une manifestation particulière de la conscience, ce qui conduisait à localiser leur siège dans le cortex cérébral. Par contre, l’américain James (1884) situait l’origine des manifestations émotionnelles dans des réflexes périphériques issus de l’histoire évolutionnaire. Qui a raison? Le laboratoire de Cannon a s’est saisi de cette question et deux séries d’expériences furent menées pour y répondre. Dans la première série, on a procédé à l’ablation du cortex cérébral chez des chats. Or, dès la dissipation de l’anesthésie, le chat décortiqué présentait des réactions complètes de « colère froide », une colère qui se déclenche sans objet localisable. Le cortex cérébral ne joue donc pas de rôle décisif au

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La neuropsychologie des émotions

regard des manifestations de l’émotion. Cela signifie-t-il que James avait raison? Dans une seconde série d’expériences, on a procédé à l’ablation du système sympathique de l’animal, éliminant ainsi les réflexes périphériques que James considérait comme la source des manifestations émotionnelles. Et ici encore, au réveil, le chat manifestait la réaction de colère froide, du moins dans ses composantes posturo-motrices. Le siège des émotions ne se situe donc pas non plus là où James le supposait. Les recherches ultérieures montrèrent que les manifestations émotionnelles subsistent même après l’ablation des parties du cerveau antérieures au diencéphale et ne disparaissent que quand on touche au thalamus. Cannon (1927) énonce alors la théorie centrale de l’émotion. Elle avance que le siège de l’émotion réside là où personne ne l’avait encore situé, c’est-à-dire, dans les régions situées sous le cortex cérébral, régions dites « sous- corticales ». De ces régions partent les innervations parallèles qui déclenchent d’une part les réponses périphériques – les réactions homéostatiques d’urgence – et d’autre part l’expérience émotionnelle subjective.

Les travaux ultérieurs spécifieront les fonctions des sites sous-corticaux dans les émotions. Philip Bard (1934), un collaborateur du laboratoire de Walter Cannon, a précisé que le site critique pour l’émotion n’est pas le thalamus, mais bien l’hypothalamus. Plusieurs moments importants d’évolution ont ensuite contribué à compléter et à préciser le rôle des centres sous-corticaux dans le processus de l’émotion. Ainsi, Papez (1937), a modélisé un circuit cérébral qui relie les projections des voies sensorielles à toutes les zones du cerveau en cause dans les émotions : corps strié (le mouvement), cortex (la pensée et l’expérience consciente), hypothalamus (affects), hippocampe (mémoire). MacLean (1949) a énoncé le concept de système limbique ou cerveau viscéral, qui regroupe en un seul sous-ensemble toutes les structures sous-corticales du circuit de Papez. Le cerveau se serait développé selon trois strates successives au cours de l’évolution, et le système limbique représente l’étage intermédiaire ou « cerveau paléo-mammalien ». Il se situe entre le cerveau archaïque « reptilien » (le tronc cérébral) et le cerveau néo-mammalien (le cortex). Par la suite, Olds et Milner (1954) ont découvert que des rats mis en mesure d’activer au moyen d’un levier une électrode implantée dans leur système limbique ne cessent plus de s’autostimuler. La voie était ainsi ouverte à l’étude des effets de la stimulation de zones sous-corticales sur l’émotion. Delgado (1969) produira les effets les plus spectaculaires en utilisant la radio-commande pour activer des électrodes implantées dans le système limbique de différents animaux, faisant ainsi la démonstration du contrôle à distance des réactions émotionnelles. Ces travaux seront prolongés par ceux de LeDoux (1989) sur le rôle particulier de l’amygdale dans le déclenchement automatique des réponses émotionnelles négatives. Panksepp (1986 ; 1998) définira et localisera ce qu’il voit comme les quatre circuits nerveux encodés par la génétique chez les mammifères: celui de la « recherche » (exploration, comportements appétitifs et autostimulation), celui de la « peur » (fuite, évitement), celui de la « colère », (attaque, combat), et celui de la « panique » (détresse et recherche du contact social). Enfin, les travaux de Damasio (1995) ont montré l’importante implication du cortex orbito-frontal dans le contrôle du système limbique, et notamment dans l’inhibition des réponses émotionnelles, dans le codage de la valeur motivationnelle d’un stimulus, dans la prise de décisions et le contrôle de l’action basée sur la récompense, ainsi que dans le contrôle de l’humeur et du comportement social..

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Développements de la théorie de l’évaluation

est une tendance d’action ressentie , attraction ou répulsion, qui se manifeste de manière non raisonnée et non volontaire en raison des attentes issues de l’expérience antérieure du sujet. Une telle évaluation se double immédiatement d’une attitude émotionnelle (peur, colère, dégoût...) qui s’installe presque aussi rapidement que la perception elle-même et qui suscite des impulsions nerveuses du cortex vers les centres du thalamus et de l’hypothalamus. Ceux-ci activent à leur tour des structures spécifiques d’expression faciale, de changements physiologiques et d’expérience subjective. Le processus débouche ensuite sur une phase d’évaluation secondaire qui résulte de la prise de conscience de ces différents changements qui sont alors évalués comme souhaitables ou non. Selon le cas, l’évaluation secondaire entraîne le plein déploiement de l’action émotionnelle ou au contraire son inhibition.

Les auteurs qui se rallient à l’analyse théorique de Magda Arnold sont nombreux. Certains ont contribué de manière importante aux développements ultérieurs de la théorie de l’évaluation. Scherer (1984), psychologue d’origine allemande et professeur à l’Université de Genève, a spécifié le processus d’évaluation. Il considère que l’individu balaie continuellement les objets et événements de son champ perceptif selon une séquence qui, bien qu’extrêmement rapide, comprendrait toujours cinq niveaux différents d’évaluation de la situation : il s’agit de l’évaluation (1) de la nouveauté (y a-t- il un changement dans la situation externe ou interne ?), (2) du plaisir intrinsèque (la situation est-elle intrinsèquement agréable ou désagréable ?), (3) de la pertinence par rapport aux objectifs et aux besoins (la situation concerne-t-elle mes objectifs et besoins? Facilite-t-elle ou gêne-t-elle leur poursuite ?), (4) de la capacité de faire face (cette situation est-elle soumise à mon contrôle ?), et (5) de la compatibilité avec les normes (la situation est-elle compatible avec les normes sociales et mes standards personnels ?). Dans chaque situation particulière, cette série d’évaluations débouche sur une configuration particulière de résultats. Cette configuration déterminerait si une réponse émotionnelle s’installera ou non, et dans le cas positif, quel type d’émotion sera déployé.

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L’américain Richard Lazarus (1991), professeur à Berkeley et pionnier de la recherche sur le stress et l’émotion, a souligné que dans une situation émotionnelle, les différentes évaluations se combinent pour constituer un « thème relationnel central ». Ainsi, dans la colère, l’événement est évalué à la fois comme pertinent pour mes objectifs, comme discordant par rapport à ces objectifs, et comme résultant de la faute d’autrui ; les trois éléments se combinent alors dans le thème relationnel de l’offense humiliante. Il s’agit de la lecture consciente que le sujet fait de la situation et cette lecture domine ensuite le cours ultérieur des événements. Chaque type d’émotion a ainsi son thème relationnel central qui lui est caractéristique.

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Nico Frijda (1986), influent théoricien des émotions de l’Université d’Amsterdam, a insisté sur le rôle central que les tendances d’action occupent dans les émotions. Selon lui, les émotions et les tendances d’action sont une seule et même chose. Elles ont émergé de la phylogenèse comme des voies de résolution des différents problèmes auxquels les humains sont régulièrement confrontés dans les différents milieux dans lesquels ils vivent. À chaque type d’émotion correspondrait une tendance d’action caractéristique et les émotions vécues résulteraient, au moins en partie, de la prise de conscience des tendances d’action, c’est-à-dire, de l’impulsion à frapper, à fuir, à rechercher, ou à « être avec », ou à rejoindre.

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Discordances cognitives, intentions, et émotions

Le déclenchement schématique de l’émotion

La construction sociale des émotions

Les théories cognitives de l’émotion partagent le point de vue selon lequel l’individu est continuellement engagé dans des opérations de comparaisons cognitives. Il confronte sa perception de la situation présente à une vision prospective qui lui vient à la fois de sa connaissance du monde, de ses croyances, de ses normes, et de ses objectifs. Pour plusieurs auteurs, les émotions trouveraient leur source dans les discordances qui résultent de cette confrontation (Berlyne, 1960 ; Mandler, 1975, 1984). Ainsi, des discordances légères entre la situation présente et la situation attendue susciteront l’intérêt ou l’excitation. Des discordances importantes déclencheront des affects négatifs.

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Beaucoup d’auteurs considèrent en outre qu’une partie importante des émotions intervient lorsque le cours du comportement projeté par l’individu est interrompu (Mandler, 1975, 1984 ; Miller, Galanter, & Pribram, 1960 ; Oatley & Johnson-Laird, 1987 ; Simon, 1967). Si l’interruption facilite l’obtention du but, on éprouvera du soulagement, de la joie, de l’excitation. Si l’interruption retarde ou empêche l’obtention de ce but, le processus se soldera par la déception, la frustration, la colère. Simon (1967) a décrit l’émotion comme un signal d’alarme qui suscite une réévaluation des priorités et un réajustement des objectifs. Selon Oatley et Johnson-Laird (1987), l’émotion prend place là où change l’évaluation de la probabilité de succès ou d’échec d’un plan. Les émotions rempliraient ainsi des fonctions importantes au regard de la coordination des plans, et notamment dans le transfert des efforts d’un plan vers un autre. Enfin, Carver & Scheier (1990, 2001) ont développé un modèle cybernétique dans lequel le système affectif a pour fonction permanente de détecter et de régler la cadence à laquelle l’organisme se rapproche de ses buts.

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Il existe une gamme de manifestations émotionnelles que les théories cognitives précédentes peuvent difficilement expliquer. Certaines émotions font irruption sans lien cohérent clair avec le rapport individu-milieu actuel. Des manifestations d’anxiété, de peur, de phobie entrent dans ce cadre. Les théories schématiques (par ex. Bower, 1980 ; Lang, 1979 ; Leventhal, 1984 ; Leventhal & Scherer, 1987) en rendent compte. Elles reposent sur l’idée que les différentes composantes d’une expérience émotionnelle (circonstances, événements, lieux, acteurs, réponses faciales, réponses physiologiques, comportements, manifestations subjectives, etc.) sont représentées ensemble dans la mémoire du sujet et y constituent alors un système ou « schème » mnésique. Lorsqu’un élément quelconque du schème est à nouveau rencontré par la suite, l’ensemble du schème est réactivé. De cette manière, les manifestations émotionnelles du premier épisode peuvent se manifester à nouveau même si elles n’ont plus de pertinence adaptative dans la nouvelle situation. C’est le « déclenchement schématique » de l’émotion. Il explique pourquoi les individus peuvent revivre d’anciennes réponses affectives en présence de personnes et de situations nouvelles, et donc a priori dépourvues du pouvoir de déclencher ces anciennes réponses. Chaque nouvelle expérience émotionnelle engendre un schème cognitif de sorte que les processus de l’émotion s’en trouvent continuellement complexifiés et enrichis.

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####### Pour citer cet article

Référence électronique Bernard Rimé, « L’émergence des émotions dans les sciences psychologiques », L’Atelier du Centre de recherches historiques [En ligne], 16 | 2016, mis en ligne le 23 mai 2016, consulté le 29 juin 2016. URL : acrh.revues/7293 ; DOI : 10/acrh.

####### Auteur

Bernard Rimé L'auteur est docteur en psychologie, et professeur émérite à l’Université de Louvain à Louvain- la-Neuve. Il poursuit ses recherches sur les aspects sociaux et collectifs des émotions à l’Institut de Recherches en Sciences Psychologiques de cette Université, avec un intérêt particulier pour les liens puissants qui existent entre les émotions et la communication, les relations interpersonnelles, la mémoire collective et le savoir en commun. Auteur de Le partage social des émotions (2009, PUF), il a codirigé Les émotions : Textes de base (1989), Fundamentals of nonverbal behavior (1991), Collective memory of political events (1997), et Changing emotions (2013). Il a été président de l’ISRE (International Society for Research on Emotion), ainsi que de la Société Belge de Psychologie. Il est docteur honoris causa de l'Université de Bari (Italie) ; E-mail : Bernard [point] Rime [arobase] uclouvain [point] be

####### Droits d’auteur

L'Atelier du Centre de recherches historiques – Revue électronique du CRH est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 3 France.

John B. WATSON (1919). Psychology from the standpoint of a behaviorist. Philadelphia: Lippincott.

Wilhelm WUNDT (1903). Grunriss der Psychologie. Stuttgart: Engelmann.

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L’émergence des émotions dans les sciences psychologiques

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30/06/16 15:41L’émergence des émotions dans les sciences psychologiques
Page 1 sur 14https://acrh.revues.org/7293#text
L’Atelier du Centre de
recherches historiques
Revue électronique du CRH
16 | 2016 :
Histoire intellectuelle des émotions, de l’Antiquité à nos jours
Épistémologie et psychologie des émotions
L’émergence des émotions dans
les sciences psychologiques
BERNARD RIMÉ
Résumés
Français English
Les sciences psychologiques ont précédé les autres disciplines en matière d’étude des émotions.
Depuis la fin du dix-neuvième siècle, un intérêt à la fois marginal et continuel s’y est manifesté
pour cette question. L’article passe en revue les différents courants de recherche qui ont
contribué à l’établissement d’une culture commune au sein des échanges internationaux dans
ce champ disciplinaire. Ces courants sont au nombre de trois. Le courant biologique est le plus
ancien. Inspiré de la théorie de l’évolution, il conçoit les émotions comme des dispositifs
biologiques adaptatifs résultant de l’histoire des espèces. L’approche physiologique de
l’émotion constitue un deuxième courant, qui s’est centré l’examen des modifications
corporelles de l’émotion. Ce courant est à la source de l’étude neuropsychologique
contemporaine des émotions. Enfin, un courant cognitiviste apparu plus tardivement aborde
l’ensemble des processus mentaux impliqués, avec un intérêt particulier pour le rôle des
processus cognitifs dans le déclenchement de l’émotion.
Psychological sciences have preceded the other disciplines in the study of emotions. Since the
late nineteenth century, a marginal but continuous interest for that matter was manifested. The
article reviews the various streams of research that contributed to establish a shared culture
among scholars involved in international exchanges in this disciplinary field. These currents
are three in number. The oldest one is the biological approach. Inspired by evolutional theory,
it views emotions as adaptive biological systems resulting from the history of species. The
physiological approach to emotion centered on the examination of bodily changes in emotion
constituted a second major research stream that progressively evolved toward the current

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